Pour quand des artisans numériques du libre ?

Dans cette réflexion, je vais essayer d’analyser pourquoi certaines professions d’artisans arrivent à gagner leur vie pour des services aux particuliers assez chers alors que cela n’existe quasiment pas dans le monde informatique et encore moins dans le monde du libre.

Quand on a une maison ou une voiture, il y a des travaux d’entretien auxquels on n’échappe pas et pour lesquels il faut généralement (si on n’a pas le matériel et les compétences) faire appel à un artisan qualifié. Quelques exemples : la vidange, le contrôle technique, l’entretien de la chaudière, le ramonage, l’élagage, etc. La moindre intervention d’un professionnel est on va dire à vue de nez facturée 50€ de l’heure. Attention, je ne dis pas que ce sont des charlatans qui font mal leur boulot (pas ceux à qui j’ai eu affaire en tout cas, mais je sais que dans certaines régions, c’est un peu plus tendu) ; leurs métiers nécessitent souvent du matériel particulier (pas toujours accessible au particulier), un certain savoir-faire et surtout, ce genre de services d’entretien ou de contrôle sont souvent obligatoires (légalement ou pour les assurances).

Et s’il existe des artisans plombiers, serruriers, vitriers, chauffagistes, etc. auxquels on est forcé de faire appel quand on a un problème chez soi, dans le monde informatique, il y a bien quelques artisans de dépannage informatique mais c’est beaucoup moins fréquent qu’ils soient appelés. Pourtant, avoir un ordi qui fonctionne est quand même quelque chose d’indispensable ne serait-ce qu’avec la dématérialisation des démarches administratives. C’est moins important que d’avoir l’eau, l’électricité et le gaz mais ça vient juste après avec internet.

Cette réflexion m’est venu suite à l’installation d’une nouvelle chaudière chez moi. L’ancienne venait de souffler ses 20 bougies, avait quelques dysfonctionnements et avait droit à une flopée d’injures lorsque l’eau chaude n’arrivait pas sous la douche ; bref, il était temps avant qu’elle ne nous claque entre les doigts et ce genre de chantier est plus agréable lorsqu’on a le temps et qu’on n’a pas besoin de chauffage qu’en plein hiver. Je passe les détails du choix du modèle, des contraintes des lieux et du choix de l’artisan si ce n’est pour dire qu’ils ne sont pas légions et que si cela semble un peu compliqué, ils ne renvoient pas de devis (ou si on réclame mettent la barre très haut).

Résultat des courses : la pose prend une journée à deux ouvriers (enfin l’artisan et un petit jeune) et coûte environ 1000€. Pour ce qui est de l’entretien, le minimum est à une centaine d’€/an (on m’a proposé 15€/mois pour l’entretien et les réparations de base sans les pièces), sachant qu’il s’agit de passer l’aspirateur et de contrôler les réglages de la machine pour que la combustion soit correcte. Pour à peine une heure d’intervention par an c’est quand même plutôt salé.

Transposons cela à l’informatique pour rire un petit peu. On va donc installer un nouvel ordinateur, tout brancher mettre un système d’exploitation, on a vite fait d’y passer 2h, facturées à 50€/h (et je suis gentil par rapport au chauffagiste), cela nous ferait donc 100€. Pour ce qui est du contrat de maintenance, je vais être gentil aussi, je vais proposer pour 5€/mois de passer tous les ans pour mettre le système à jour et régler d’éventuels problèmes (les pièces n’étant pas comprises évidemment). Les compétences nécessaires pour ce genre d’interventions sont clairement aussi spécifiques que celles des artisans dont j’ai parlé plus haut mais qui voudrait payer ces services aux prix pourtant largement concurrentiels que j’ai pris en exemple ? Personne.

Pourtant, mon modèle de start-up que je baptiserais Linux4U vendrait bien moins du vent que celles qui proposent une application incertaine basée sur un nombre de followers-likers prêts à crowdfounder tout et n’importe quoi.

Pourquoi ce type de service est quasiment absent et ne semble pas viable, notamment pour installer et maintenir des systèmes fonctionnant sur du logiciel libre chez des particuliers ? (en entreprise, soit on a la compétence en interne, soit on fait appel à des entreprises sur ce modèle, et je parie que les prix sont bien loin de mes exemples).

D’abord le prix du matériel. Quand on fait changer une fenêtre ou une chaudière, il y a moyen de faire une marge sur le matériel et le prix de la main d’œuvre n’est pas le plus gros de la dépense. Si un ordinateur correct valait un salaire il y a encore 15 ans, les prix ont largement chuté (à vue de nez 3 fois moins cher maintenant). Difficile donc de se faire une marge sur 500€ et de justifier 100€ d’installation alors que c’est pourtant plus ou moins le prix de l’OS lorsqu’on l’achète séparément. Pour ce qui est de l’entretien, quand on voit le prix des antivirus (qui ne règlent pas tout, loin de là), ma proposition de maintenance n’est pas si exorbitante.

Mais venons-en à la deuxième cause, justement, l’OS est installé par défaut. Et cette vente liée a maintenant reçu la bénédiction de l’Europe. Bien entendu, il existe quelques PC vendus sans OS pour les plus avertis qui savent déjà quoi installer dessus et même des PC sous Linux pour ceux qui voudraient y accéder sans avoir à le faire eux-mêmes, mais qui veut prendre le risque de sortir des sentiers battus sans assurance d’avoir quelqu’un pour dépanner ?

Si on en revient à mon parallèle avec une chaudière, l’artisan doit bien entendu se baser sur les tuyaux existants (tout comme pour un PC qui doit se brancher sur les prises disponibles) mais il peut faire table rase de la précédente installation. Ici, si on arrive chez quelqu’un pour installer un nouveau PC (ou encore pire installer une distribution sur un ordi tout à fait fonctionnel de moins de 10 ans) il faudra que l’accès à toutes les données antérieures soit possible sans aucune perte et l’utilisateur aura pour attente minimale que tout ce qui fonctionnait avant continue de fonctionner, même le vieux logiciel vieux de 15 ans et plus maintenu parce qu’il ouvre un type de fichier bien fermé ou remplit une tâche d’une certaine manière que l’utilisateur ne veut pas quitter. Gros problème donc. Personne ne veut prendre ce genre de risques et on laisse donc les gens faire ça eux-mêmes et faire leur deuil eux-mêmes sur leurs données ou logiciels spécifiques s’ils ont perdu des morceaux en route.

Ensuite, un grand problème pour mon modèle de start-up, c’est que certains mordus enthousiastes fournissent ce service gratuitement ! Incroyable, des gens prêts à passer leurs soirées et leurs week-end à installer des systèmes sur les PC de leurs familles, amis ou même d’inconnus à grands coups d’install party. Il va falloir que je pense à leur faire un procès en règle dès que j’aurai atteint mon premier million. Ça ne se fait pas ce genre de choses, des électriciens ou des plombiers qui viennent installer l’électricité ou l’eau gratos, ça ne court pas les rues. De même, la maintenance ou le dépannage, c’est toujours beau-fils qui s’y connaît qui va s’y coller.

Bien sûr je déconne mais quand on se demande pourquoi le logiciel libre ne parvient pas à trouver un modèle économique pour se développer, c’est quand même une raison importante. On pense parfois promouvoir la cause pour laquelle nous sommes engagés ou pour libérer les autres du carcan des logiciels propriétaires mais même en y passant du temps, cela ne les convertira probablement pas et n’enlèvera pas leur dépendance à quelqu’un qui sait faire. Et c’est pour ça que je lance cette idée d’artisan numérique du libre (elle est en CC0, si ça intéresse quelqu’un, je serai intéressé par les retours et qui sait, peut-être me lancerai-je un jour ?) ou même mieux, une grande entreprise embauchant de nombreux techniciens et capable d’intervenir dans toute la France, voire du monde entier… (je m’emballe un peu là non ?)

Je pense quand même qu’il y aurait un créneau : les utilisateurs (et surtout utilisatrices, voir mon billet qui a un peu choqué sur les ménagères) qui n’ont besoin d’un ordinateur que pour faire de la bureautique, du multimédia et de la consultation internet et qui ont un PC de moins de 10 ans. Il y a des chances qu’il rame comme un fou avec des tas d’alertes dans tous les sens pour des mises à jour ou autre alors qu’avec une distro bien réglée, voire un ssd (ce qui donne un coup de fouet et permet de conserver les données sans risque), on a pour 100 à 200€ d’intervention une machine tout à fait fonctionnelle évitant l’achat d’une nouvelle. Si on arrivait à faire passer l’idée que la gestion d’un ordinateur, c’est comme la mécanique, soit on met les mains dans le cambouis, soit on fait appel à un professionnel, peut-être qu’un jour mon idée pourrait voir le jour.

Vus : 422
Publié par alterlibriste : 146