La Liberté dans le Coma, groupe Marcuse: extrait

En attendant sa chronique, un extrait de l’excellent:

1 La liberté dans le coma – Esai sur l’identification électronique et les raisons de s’y opposer 1

par le groupe Marcuse (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Économie). Également auteur de «De la misère humaine en milieu publicitaire» aux éditions La Découverte.

En nous intéressant [à la France de Vichy et] aux transformations adoptées par la grande république nord-américaine face à la croissance de sa population et au changement d’échelle de son économie, à partir de la fin du XIX{e} siècle, on va trouver confirmation de ce que le souci moderne de recenser les humains n’a pas toujours été solidaire des pires intentions. Pour autant il pose à chaque fois problème.

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À partir de la guerre civile, les États-Unis connaissent une explosion démographique nourrie à la fois par la croissance intérieure et par d’importantes vagues de migration en provenance d’Europe.Entre autres problèmes administratifs posés par cette explosion, un des plus intéressants est celui du déroulement des élections. Un recensement précis de la population était rendu nécessaire par la nature du système politique américain: l’élection des représentants dépendait du poids démographique relatif de chaque État. L’habitude avait été prise de refaire le compte tous les dix ans.

Le premier comptage, celui du 2 août 1790, s’était borné à dénombrer 3 893 637 personnes vivantes sur le territoire de la Fédération. À partir de 1800, six rubriques analysèrent la composition de cette population (sexe masculin, Blanc de moins de seize ans; sexe masculin, Blanc de plus de seize ans; sexe féminin, race blanche; individu libre de race noire; esclave; profession).

Les questions posées par les agents recenseurs devinrent de plus en plus nombreuses, car on comprit très vite que les informations liées à ces recensements constitutionnels pouvaient servir de guide aux prises de décision législatives. D’un recensement à l’autre, le chiffre global augmentait d’un facteur quasiment constant, environ 34.6\\%. En 1860, la population atteignit 31 440 000 habitants. […] les recensements devenaient de plus en plus difficiles à exploiter, de plus en plus coûteux aussi. […]

Le comptage de 1880 fut un cauchemar: la population des États-Unis avait atteint 50 262 000 habitants; sept ans allaient être nécessaires pour dépouiller et exploiter les informations recueillies. En 1890, le blocage serait total. Les décideurs économiques et législatifs ne pourraient plus disposer en temps utiles des informations qui leur seraient nécessaires et les règles constitutionnelles ne seraient plus respectées. Une évolution radicale devenait donc indispensable2

Cette évolution eut lieu. Ce fut l’invention par Hermann Hollerith de la première machine statistique à cartes perforées. Hollerith était un ancien employé du Bureau du recensement qui fut sollicité pendant les années 1880 pour construire un totalisateur électrique (appelé «tabulatrice») capable de faciliter le travail de traitement des informations recueillies par le Bureau. Ce jeune ingénieur parvint à mettre au point une machine comptant les unités grâce au passage du courant à travers les trous des cartes -des cartes identiques à celles qui programmaient le tissage dans les métiers à tisser Jacquard du début du XIX{e} siècle, et sur lesquelles on transcrivait les réponses des citoyens par des trous. La machine de Hollerith fit gagner un temps énorme au Bureau of Census, pour lequel il travailla à des améliorations jusqu’au début des années 1900.

Ainsi, l’un des pas les plus importants dans l’évolution technique menant à l’ordinateur fut franchi sous la pression d’une urgence politique. Et l’entreprise qui deviendra plus tard IBM fut fondée à la suite de cette invention, qui était destinée à pallier le grave blocage que rencontrait la mise en œuvre d’une constitution datant du XVIII{e} siècle dans une société qui avait changé d’échelle.

C’est bien pour cela que la technique n’est pas neutre. Ici, la création d’une machine permet le maitien en état de marche d’un système politique conçu pour régler les rapports de quelques centaines de milliers de personnes, à une époque où la population est quinze fois plus nombreuse et le territoire dix fois plus étendu. L’innovation technique permet de ne pas se reposer la question de l’organisation légitime du pouvoir dans ces nouvelles conditions: les gens ordinaires ont-ils la moindre chance de participer aux affaires publiques dans un État de cinquante millions d’habitants ou plus, qui s’étend sur une surface équivalente à celle de toute l’Europe ? les débats pertinents ont-ils encore une chance d’émerger ? la démocratie peut-elle supporter que la souveraineté politique ait le même visage dans le Massachusetts qu’en Californie ? etc. Le fait de définir le problème comme technique et d’y trouver une solution de la sorte entérine le dévoiement du projet démocratique – dans la société de masse du XX{e} siècle, on passe d’une démocratie qui n’était déjà que représentative à une oligarchie élective, régie en fait par les experts.

Un autre pas important en matière d’identification à distance et de mise en fiches de la population est franchi aux États-Unis au moment de la Grande Dépression. C’est une autre illustration du fait que l’innovation technique est tributaire des problèmes que se pose une société, en même temps qu’elle valide et pérennise la manière dont
la société pose ses problèmes.

Après le krash de 1929, l’ampleur de la crise économique est telle que la tradition libérale vole brusquement en éclat dans le pays qui en était le plus fervent dépositaire. En dehors des courants socialistes, on y avait toujours soigneusement évité de concevoir la pauvreté comme un problème social lié à des conditions socio-économiques structurelles et non aux choix des individus. Soudain, avec l’effondrement de l’activité, l’échelon local auquel avait jusqu’alors été confinée «l’action sociale» (généralement à caractère philanthropique et caritatif) perd toute pertinence aux yeux de beaucoup d’intellectuels et de décideurs. Pour freiner le recul de la production et de la consommation, il faut désormais agir à l’échelle nationale en s’appuyant sur des indicateurs à la fois généraux et précis. Bref, il faut des statistiques, pour éclairer l’intervention inédite de l’État fédéral.

Les politiques sociales et les plans de relance impulsés par l’administration Roosevert exigent la mise au point de toute une batterie de nouveaux outils de gestion, de fichiers, de catégories statistiques, etc 3 En particulier, les grandes agences publiques créées en toute hâte pour venir en aide aux millions de chômeurs et leur proposer des emplois font face à un immense problème: le comptage et l’identification des nécessiteux à travers le pays, pour lequel n’existait aucun dispositif conséquent avant 1930. La création de la Civil Work Administration en 1934, enfin de la Works Progress Administration en 19354 vont inaugurer lère des enquètes à très grande ampleur, qui stimuleront de manière notable à la fois les techniques de recueil des données et celles de leur traitement.

Du côté du recueil, les gigantesques opérations de comptage des chômeurs vont aboutir à l’affinement des techniques de sondage. Initialement, la Civil Works and Administration procède à un recencesement intégral des chômeurs, qui donne d’ailleurs du travail à plusieurs centaines d’entre eux comme enquêteurs à travers le pays. Mais très vite, une statisticienne met au point des méthodes d’échantillonnage qui permettent de faire l’économie de ce marathon. Les responsables de l’agence acceptent sa proposition, participant ainsi à la promotion de l’idée de représentativité statistique 5 Du côté du traitement des données, les machines à cartes perforées deviennent brusqement de précieux outils pour les administrations publiques. Jusqu’en 1930, très peu d’entre elles s’en étaient dotées. Mais avec la crise et le New Deal qui y répond, coup sur coup le Bureau of Labour Statistics, la Works Progress Administration et la Sécurité Sociale naissante y ont recours pour améliorer leurs capacités de calcul, de classement, bref, de gestion 6La volonté de panser les plaies du capitalisme sauvage par une planification à grande échelle prend ainsi appui sur les machines de bureau les plus récentes, auxquelles des retouches et des perfectionnements sont apportés au fil de l’urgence sociale.

[…] [En France,] c’est [aussi] sous Vichy qu’est inventé le NIR, le Numéro d’identification au répertoire. C’est un numéro à treize chiffres, autour duquel le tout nouveau Service national de Statistiques (SNS), fondé en 1941 par un ingénieur militaire, René Carmille, veut construire un grand fichier unifié des personnes dans l’État français. À chaque citoyen un numéro, celui des hommes commençant par 1, celui des femmes par 2 (celui des Juifs par 3, celui des musulmans par 4… jusqu’en 1944). On reconnaît là le numéro de Sécurité sociale dont chaque personne née sur le territoire national est dotéé depuis 1945: c’est qu’après la Libération, les élites issues de la Résistance jugent nécessaire de conserver un service national de statistiques placé sous l’égide de l’État, afin d’aider au pilotage de l’économie. On le rebaptise Insee (Institut nationale de la statistique et des études économiques) mais on conserve une partie des acquis techniques et bureaucratiques du ci-devant SNS.

Que le NIR soit apparu sous Vichy n’implique pas que le numéro de Sécurité sociale ait des finalités policières ou criminelles à l’origine. Car au fond, que recherchait Carmille, ce polytechnicien formé sous la III{e} République, en introduisant ce numéro
d’identification ?
S’inscrivait-il dans un projet de surveillance générale de la population ? Voulait-il donner à la police ou à l’occupant allemand un moyen de débusquer plus facilement certains individus ou certaines catégories particulières ? Il semble que non. Au contraire, s’opposant au zèle de certains de ses propres employés, il a saboté le repérage des Juifs et des requis du STO (Service du Travail Obligatoire) que permettait l’usage du NI, et transmis à Londres le modèle de la carte d’identité de Français créée par ses soins ainsi que la machine à composter utilisée dans les préfectures, afin de permettre aux résistants de fabriquer plus aisément de faux papiers. Apparemment, dans son esprit, la création d’un grand fichier des personnes répondait à deux types de préoccupations: faciliter une remobilisation militaire rapide si l’État français devait reprendre la guerre (y compris contre l’Allemagne), et jeter les bases d’un appareil de recueil statistique à la mesure d’une économie industrielle moderne, comme celle dont les hauts fonctionnaires tels que lui rêvaient pour la France «arriérée» de 1940. […] Il était simplement obsédé par l’efficacité. […] Le fichier des personnes qu’il construisit au Service nationale de statistiques n’avait pas de visée directement policière- dans le même temps, Carmille créait un fichier des entreprises: le but de ces fichiers était avant tout de favoriser la naissance d’une économie planifiée, à tout le moins d’une gestion plus rationnelle de la production de masse.

Avec le recul, l’essentiel n’est pas que quelqu’un comme Carmille ait été un résistant tardif. L’essentiel est qu’il était typiquement le genre de personnage incapable de saisir que le totalitarisme ne réside pas seulement dans des finalités condamnables, mais aussi dans les moyens employés. Il était un organisateur, au sens où Burnham et Orwell avaient dans les années 1940 annoncé l’ ère des organisateurs 7. Du reste, la plupart des artisans des États-providence élaborés au milieu du XX{e} siècle furent aussi des organisateurs: qu’ils aient été syndicalistes, économistes, hauts fonctionnaires, chrétiens, communistes, héros de la Résistance ou résistants en demi-teinte, ou tout cela à la fois, ils avaient intégré une certaine vision du monde, un souci d’efficacité, un universalisme statistique qui les empêchaient de concevoir des transformations dans le sens de la justice sociale sans les moyens techniques et bureaucratiques hérités des mobilisations guerrières des années 1910 et 1940. La société de traçabilité intégrale qui se déploie aujourd’hui est un pur produit de cette vision organisatrice, y compris dans la mesure où les ordinateurs sont des machines à cartes perforées améliorées.

Notes:

1

Éditions La Lenteur, 2012. Extraits des pages 51 à 56.

2

Robert Ligonnière, Préhistoire et histoire des ordinateurs
(1987).

3

On peut lire à ce sujet le roman de Dos Passos Le grand dessein (Paris, Gallimard, 1959), dans lequel on voit apparaître ce besoin de données chiffrées pour étayer les rapports qui s’empilent sur le bureau du grand instigateur du New Deal, Franklin D. Roosevelt. Chargé de l’aide en tout genre aux agriculteurs en détresse, le dénommé Paul Graves se trouve dans la nécessité de recruter une secrétaire compétente dans ce domaine. Elle fera merveille et deviendra sa maîtresse sous le charmant petit nom de «Statistique»….

4

Ces trois administrations eurent au fond la même fonction:
organiser à l’échelle nationale et par ordre de priorité l’embauche de
chômeurs affectés à divers grands travaux. Voir Pierre Mélandri,
Jacques Portes, Histoire intérieure des États-Unis, Paris, Masson,
1991, p. 97 à 108.

5

Emmanual Didier, En quoi consiste l’Amérique ? Les
statistiques, le New Deal et la démocratie
Paris, La
Découverte, 2009.

6

Joseph Duncan, William Shelton, op. cit., p. 118-119.

7

James Burnham, L’ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy,
1969; Georges Orwell, «James Burnham et l’ère des organisateurs»
(1946), in Essais, articles et lettres, volume IV, Paris,
Ivrea/Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1995, p.198-221.


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